Introduction
Parmi les nombreuses architectures d’armes légères inventées depuis le début du XXe siècle, peu suscitent autant de fascination et de débats que celle du bullpup. Derrière ce terme étrange, qui évoque davantage une race canine qu’un fusil, se cache un concept technique audacieux : placer la culasse et le chargeur derrière la poignée-pistolet et la détente, de façon à réduire la longueur totale de l’arme tout en conservant un canon de taille normale. L’objectif est simple : offrir une arme compacte, maniable en zone urbaine ou dans les véhicules, sans sacrifier la précision et la vitesse du projectile.
Dans l’imaginaire collectif, les bullpups ont souvent été associés à une esthétique futuriste. Le Steyr AUG autrichien, le FAMAS français, ou encore le Tavor israélien sont devenus des icônes de la culture populaire, régulièrement représentées dans les films et les jeux vidéo. Pourtant, derrière ce vernis technologique, le parcours des bullpups est loin d’avoir été rectiligne. Entre expérimentations avortées, réussites emblématiques, critiques persistantes et réorientations stratégiques, leur histoire illustre parfaitement les tensions permanentes entre innovation, doctrine militaire et acceptation par l’utilisateur final : le soldat.
Cet article retrace plus d’un siècle de développement des bullpups, depuis les premiers prototypes britanniques du début du XXe siècle jusqu’aux plateformes modernes du XXIe siècle.
Les origines du concept (1900–1945)
Le principe d’un fusil « raccourci » sans perte de performance balistique est presque aussi vieux que l’arme à feu moderne. Dès les années 1900, les ingénieurs comprennent qu’il est possible de repenser la disposition interne d’un fusil afin d’en réduire la longueur totale.
Le Thorneycroft Carbine (1901)
Le tout premier bullpup connu est britannique. En 1901, un certain G.B. Thorneycroft propose un fusil à verrou expérimental dont la culasse est reculée dans la crosse. L’idée est d’obtenir une arme plus compacte pour les troupes de cavalerie, sans réduire la longueur du canon. Ce « Thorneycroft Carbine » mesurait environ 10 cm de moins qu’un fusil Lee-Enfield Mk I, mais conservait un canon standard.
Sur le papier, l’innovation était prometteuse. Dans la pratique, elle révéla immédiatement les limites des bullpups de première génération : la mauvaise ergonomie, avec une culasse trop proche du visage du tireur et un recul jugé désagréable. Le projet ne dépassa pas le stade expérimental.
Expériences de l’entre-deux-guerres
L’idée réapparaît sporadiquement dans les années 1920 et 1930, avec des prototypes en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ces armes restent marginales : la doctrine militaire, encore très attachée au fusil long de type Mauser ou Lee-Enfield, n’encourage pas les innovations radicales.
Pourtant, l’idée du bullpup continue de séduire quelques ingénieurs visionnaires, convaincus que la compacité deviendrait un atout décisif pour les guerres futures.
L’après-guerre et les premières vraies réalisations (1945–1960)
La Seconde Guerre mondiale bouleverse les doctrines d’armement. L’apparition du fusil d’assaut change la donne. L’Allemagne nazie ouvre la voie avec le StG 44, et l’Union soviétique suivra avec l’AK-47 après la guerre. Dans ce contexte, certains pays cherchent à innover encore plus radicalement.
Le fusil britannique EM-2
En 1951, le Royaume-Uni surprend le monde en adoptant officiellement un bullpup comme arme de service : le EM-2. Chambré en .280 British, ce fusil incarne une vision novatrice : compact, précis, doté d’une lunette intégrée, et entièrement pensé pour une nouvelle doctrine d’infanterie mécanisée. Malheureusement, le destin de l’EM-2 est brutalement interrompu. Sous la pression des États-Unis, qui imposent le 7,62×51 mm OTAN comme calibre standard, le projet est abandonné dès la même année. L’EM-2 reste néanmoins le premier bullpup officiellement adopté par une armée, une étape symbolique dans l’histoire.
Les bullpups de la Guerre froide (1960–1980)
Durant les décennies 1960 et 1970, les bullpups cessent d’être de simples curiosités pour devenir des candidats sérieux à l’armement standard.
Le Steyr AUG (1977)
C’est en Autriche que le bullpup franchit un cap décisif. Le Steyr AUG, adopté en 1977, incarne tout ce que l’on associe encore aujourd’hui à l’esthétique bullpup : lignes futuristes, abondance de polymères, lunette intégrée. Chambré en 5,56×45 mm OTAN, il combine une compacité remarquable avec des performances balistiques équivalentes à celles des fusils d’assaut conventionnels.
Le succès du Steyr AUG est international. Utilisé par l’armée autrichienne, puis exporté en Australie (sous licence), en Irlande et dans plusieurs pays d’Asie, il prouve qu’un bullpup peut être adopté massivement et efficacement.
Le SA80 britannique
Au Royaume-Uni, l’ombre de l’EM-2 plane toujours. Dans les années 1970, on décide de lancer un nouveau projet de bullpup : le SA80 (désignation générale regroupant les L85 et L86). Adopté officiellement en 1985, il devait incarner la modernité britannique. En pratique, il se révéla truffé de problèmes techniques : fiabilité douteuse, ergonomie critiquée, finition médiocre. Le SA80 nécessitera des décennies de modernisations (L85A2 puis L85A3) pour devenir une arme acceptable.
Autres projets
Dans le bloc de l’Est, l’URSS et la Chine expérimentent également des bullpups. Les prototypes soviétiques ne dépassent pas le stade de l’essai, mais la Chine développera plus tard le QBZ-95, adopté dans les années 1990.
L’âge d’or et la diffusion mondiale (1980–2000)
Les années 1980 et 1990 marquent la véritable explosion de la famille bullpup. Plusieurs pays adoptent des modèles emblématiques.
Le FAMAS français (1979)
Le Fusil d’Assaut de la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne, ou FAMAS, est adopté par l’armée française à la fin des années 1970. Chambré en 5,56 mm, il devient l’une des signatures visuelles de l’armée française durant les décennies suivantes. L’arme française utilise un ingénieux mécanisme de levier amplificateur d’inertie. Malgré ses évolutions notamment avec sa version FAMAS Valorisé, le bullpup française laisse sa place à partir de 2017 au HK416F à l’ergonomie plus classique.
Le Tavor israélien
Dans les années 1990, Israël développe le Tavor TAR-21, adopté officiellement en 2001. Ce bullpup résulte d’un retour d’expérience concret : les combats urbains et asymétriques nécessitent une arme courte, fiable, mais avec la portée d’un fusil standard. Le Tavor deviendra un succès d’exportation, notamment dans sa version modernisée X95.
Le F2000 belge
Le développement du F2000 débute au milieu des années 1990 : FN Herstal cherche alors à proposer un fusil d’assaut moderne, modulaire, compact et entièrement ambidextre. Pour résoudre la faiblesse classique des bullpups vis-à-vis des tireurs gauchers (éjection des étuis gênante lors d’un changement d’épaule), le F2000 adopte un système d’éjection vers l’avant : les étuis sont dirigés dans un tunnel qui les conduit loin du visage du tireur, améliorant nettement l’ergonomie ambidextre.
L’arme est sortie d’origine avec une optique intégrée à faible grossissement (≈ 1,6×) et une esthétique très reconnaissable, ce qui a favorisé sa diffusion dans la culture populaire (films, jeux vidéo). Sur le plan opérationnel, le F2000 a connu des succès limités mais notables : adoption par la Slovénie (version F2000S, reconnaissable à sa poignée de transport) et acquisitions ponctuelles par des unités spéciales en Arabie Saoudite, en Inde ou au Pakistan.
Les réussites et échecs
Outre ces grandes réussites, d’autres pays tentent l’aventure : Singapour avec le SAR-21, l’Australie avec le F88 (version locale du Steyr AUG), ou encore la Croatie avec le VHS. Certains trouvent leur place, d’autres restent marginaux.
Les bullpups au XXIe siècle
Au tournant du millénaire, les bullpups semblent promis à un avenir radieux. Pourtant, leur diffusion rencontre des limites. Du point de vue militaire, l’adoption de cette ingénieuse plateforme semble patiner cependant de nouveaux bullpups ont été introduits sur le marché. Ces nouvelles armes semblent néanmoins être davantage destinées au marché civil qu’aux forces armées.
VHS-2
HS Produkt a lancé une importante refonte de son bullpup, aboutissant au VHS-2, entré en production en 2014. Ce modèle corrige la plupart des défauts de son prédécesseur : ambidextrie simplifiée (le sens d’éjection se modifie en tournant la tête de culasse), éjection des étuis éloignée du visage lors d’un tir d’épaule opposée, et ergonomie globalement améliorée — des points qui facilitent l’emploi par droitiers comme par gauchers.
Le VHS-2 a été adopté par la Croatie et soumis à des évaluations étrangères, notamment en France lors du remplacement du FAMAS : il a obtenu de bons résultats en précision, fiabilité et coût, mais c’est finalement le HK416 qui a été retenu. La variante proposée à la France, le VHS F2, présentait des adaptations spécifiques : puits de chargeur amovible permettant l’usage de chargeurs FAMAS ou STANAG, canon légèrement rallongé avec rainures pour lance-grenades, et plaque de couche convexe.
Des armes comme le Keltec RDB ou Desert Tech WLVRN sont des propositions intéressantes mais elles sont majoritairement destinées au marché civil qui lui aussi souffre d’une certaine homogénéisation autour de l’ergonomie des AR.
Abandons et retour au classique
Paradoxalement, certains pays abandonnent le bullpup au profit d’armes conventionnelles :
- La France a remplacé le FAMAS par le HK416F.
- Le Royaume-Uni, malgré son L85 modernisé, envisage à terme un remplacement plus classique.
Ces choix révèlent une réalité : malgré leurs atouts, les bullpups souffrent toujours de critiques ergonomiques et l’industrie se standardise autour de l’ergonomie des AR15.
Les bullpups dans la pop culture
L’image futuriste des bullpups a marqué la culture populaire. Le Steyr AUG, F2000, FAMAS apparaissent dans de nombreux films, séries, jeux vidéo grâce à leur esthétique particulière. Quand on imagine une arme futuriste, elle a bien souvent l’air d’un bullpup.
Conclusion
L’histoire des bullpups est celle d’une innovation audacieuse, mais jamais totalement universalisée. Depuis plus d’un siècle, ces armes cherchent à concilier compacité et performance balistique. Si certaines réussites (Steyr AUG, Tavor, FAMAS) ont marqué durablement, d’autres expériences se sont soldées par des échecs.
Aujourd’hui, les bullpups coexistent avec des fusils d’assaut conventionnels. Leur avenir dépendra de l’évolution des doctrines militaires, des progrès ergonomiques et de la capacité des armées à accepter une architecture différente. Quoi qu’il en soit, ils resteront dans l’histoire comme l’une des réponses les plus originales à la question éternelle : comment donner à l’infanterie une arme à la fois puissante et maniable.